jeudi 11 juin 2009

Gitanes

Assise au pied d’un escalier, presque sur le trottoir, une belle gitane aux longs cheveux noirs frappait avec frénésie sur un instrument à percussions. Elle frappait fort, elle frappait vite. Le son de son instrument semblait se perdre dans l’activité incessante de la rue. Je m’arrêtai un instant et la regardai. Elle était comme en transe. Fasciné par l’énergie qu’elle dégageait je m’assis sur le trottoir opposé de la rue étroite et la détaillais. Un fichu à motifs bleus et rouges empêchait sa crinière brune de lui cacher le visage. Au haut de sa joue droite, quelques tatouages qui ressemblaient à des scarifications reliaient le visage rond à l’oreille portant deux boucles créoles et un plume violette. Sa bouche était grimée d’un rouge sang, qui, si elle n’avait pas été aussi belle, m’aurait fait penser à un vampire. Je vis que ses lèvres bougeaient, comme si elle murmurait, ou accompagnait son instrument d’une chanson. De là où j’étais, je ne pouvais pas entendre ce qu’elle disait. Ses yeux, d’un bleu si pale que je me demandai si elle était aveugle, étaient soulignés de noir. Son regard était fixé sur ses mains qui battaient le cuir usé mais mélodieux de son instrument. Le caisson rouge vif de l’instrument était coincé entre deux jambes cachées par une grande robe aux multiples motifs bleus sur fond violacé.

Tout à coup, elle se mit à frapper plus fort. J’étais ébahi par son énergie et la fixai du regard. Une foule de personnes passa dans la rue entre nous et je la perdis de vue un bref instant. Quand elle réapparut, le son de son instrument avait repris son intensité habituelle. Peu à peu, elle accéléra le rythme, et deux enfants passèrent en courant. Plus le rythme accélérait, plus j’avais l’impression que les enfants courraient vite. Quelle coïncidence… Mais en était-ce vraiment une ? L’idée m’effraya et je l’éloignai aussitôt de mon esprit. Je regardai tout de même la gitane l’air interrogateur. Elle ne leva pas la tête, occupée à jouer de son instrument et à murmurer, mais un instant, j’eus l’impression qu’elle me souriait. Elle frappa à nouveau quelques coups accélérés, et une femme qui poursuivait son mari, une casserole de cuivre à la main traversa la rue à toute vitesse.

Je ne m’étais pas fait d’idée. C’est à ce moment que je me rendis compte que les murmures de la femme emplissaient mes oreilles. Elle prononçait des paroles incompréhensibles, comme une langue venue de l’autre bout du monde, à laquelle je ne comprenais rien mais qui semblait si belle, si mélodieuse à mes oreilles. Elle n’était pas gitane mais sorcière, et pour moi, il était trop tard. J’étais déjà sous le charme. A ses paroles envoutantes, vient s’ajouter la musique d’un instrument à cordes. Je levai les yeux et vis que derrière la gitane, se tenait une autre femme, jouant d’un instrument qui, sans être une guitare, y ressemblait fortement. Sa chevelure rousse flamboyante, soutenue par une pince couleur argent, était relevée plus haut que ses épaules dénudées. Seules quelques mèches échappées de la masse de feu chatouillaient le haut de sa poitrine cachée par un bustier aux différents tons orangers. Une jupe bleue nuit paraissait prendre racine dans l’instrument ocre pour descendre jusqu’au sol en formant de multiples plis. Son visage, bien moins maquillé que celui de la gitane assise à ses pieds, avait l’air bien plus jeune. Un peu de rose sur ses lèvres, du bleu clair sur ses paupières pour souligner le vert de ses yeux suffisaient à la rendre éblouissante. Dans mon émoi, je remarquai qu’elle possédait les mêmes tatouages que l’autre gitane, sur le haut de sa joue droite. L’ombre des nuages qui défilaient au rythme des cordes pincées faisait briller en un jeu d’ombres chinoises les multiples bagues autour de ses doigts. Incapable de bouger, je ne savais plus où donner de la tête.

Sur le même escalier, deux marches plus haut, une troisième femme s’installa sur un tabouret et se mit à jouer de la harpe. Je ne sais plus ce que je vis en premier, la blancheur de sa cuisse ronde, dévoilée par la fente de la jupe verte, ou la candeur de son visage d’enfant, auréolé de boucles brunes. A part le pourpre de ses lèvres et les scarifications de la joue droite, rien ne venait masquer le naturel éblouissant de son visage. Son cou était enchainé de mille chaines d’or qui venaient se perdre dans la fente entre ses deux seins naissants. Elle portait une tunique ample, d’un blanc presque virginal, laissant entrevoir de temps à autre quelques bouts de chair encore rose. La jupe d’un vert pomme accrochée bien bas sur ses hanches et tombant jusqu’à ses chevilles était fendue sur presque toute la longueur, découvrant une cuisse ronde, ferme et blanche. Dès que les premières notes s’élevèrent de sa harpe dorée, un sentiment de bien-être envahit l’espace et le soleil inonda la rue toute entière.

Au milieu, à l’endroit le plus lumineux, une gitane blonde à la peau brune drapée d’un seul tissu bariolé de couleurs vives se mit à danser. Je ne vis pas son visage, caché par les mèches blondes qui virevoltaient dans tous les sens, mais devinai qu’elle devait avoir le même tatouage à la joue droite que les autres femmes. Elle semblait faire un tout avec la musique, le drap aux milles couleurs, les mèches qui s’envolaient dans tous les sens, ses pieds nus frappant le sol noir, et les bracelets de fer qui s’entrechoquaient à ses poignets. Elle se déhanchait, comme possédée par la musique. Elle était énormément belle. Je m’imaginai me lever, aller vers elle, lui prendre la main, la faire tourner, danser avec elle, mais j’étais incapable de bouger. Je fermai les yeux, et dans le noir intense, vis les quatre femmes me sourire, m’envoyer un baiser de leurs mains.

J’ouvris les yeux, elles n’étaient plus là. La musique avait disparu. Les enfants qui courraient avaient atteint la fin de la rue, la femme qui poursuivait son mari l’avait assommé de sa casserole en cuivre, et maintenant le réanimait avec de l’eau. Les piétons passaient au dessus de mon corps étendu sur le trottoir en me lançant des jurons.

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